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31 January 2023

Portrait Du Mois - Piero Abbate : La Magie du Vide

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Par Alain Jeannet

le 30.01.2023 - 11:16


 © Pierre Fantys

Pour Piero Abbate, le solaire thermique est la voie royale pour décarboner l’industrie et booster le chauffage à distance. CEO et cofondateur de l’entreprise genevoise TVP Solar, il revient sur la saga de cette perle technologique.

 

«Nous offrons une alternative idéale et non polluante au gaz russe», souligne Piero Abbate, à l’issue d’une démonstration factuelle et méthodique. On croyait l’énergie solaire thermique réservée aux pays ensoleillés du Sud et rendue obsolète par l’explosion du photovoltaïque. Il suffit de lancer le CEO de TVP Solar sur le sujet pour qu’il s’enflamme, décortique les idées reçues et vous démontre comment les panneaux développés par l’entreprise genevoise ont le potentiel de révolutionner le mix énergétique mondial. En produisant non pas de l’électricité, mais de la chaleur et donc en répondant à plus de la moitié des besoins en énergie des entreprises industrielles. Parmi ses clients, la lucernoise Emmi, le groupe PepsiCo, le géant du pétrole saoudien Aramco…

L’autre application phare de TVP Solar: le chauffage à distance. Les Services industriels Genevois (SIG) ont inauguré une première installation en 2020. Dès l’an prochain, un ensemble de quelque 48 000 mètres carrés pour une puissance de 37 MW couvrira le quart des besoins en chauffage de la petite ville néerlandaise de Groningen. Mais c’est en Allemagne, là où la demande se fait la plus pressante à la suite de l’éclatement de la guerre en Ukraine, que TVP Solar concentre ses efforts à court terme.

2023, l'entrée au Nasdaq

Piero Abbate, qui a commencé sa carrière dans la banque d’affaires et le capital-risque avant de fonder la société avec Vittorio Palmieri, un physicien du CERN, rêve de bâtir un nouveau géant industriel. En 2023, le chiffre d’affaires de TVP Solar devrait atteindre les 34 millions et dépasser les 100 millions de francs l’année suivante, qui sera aussi celle de l’entrée au Nasdaq. «Nous avons déjà mandaté la banque J.P. Morgan», précise-t-il. L’entrepreneur compte franchir la barre du milliard en 2030 – «C’est demain.» Et de citer le groupe coréen Samsung en exemple.

Pour l’heure, l’entreprise compte 175 collaborateurs, dont une vingtaine à son siège, situé dans la zone industrielle de Meyrin-Satigny. C’est ici que l’équipe de la recherche et du développement s’active sans relâche à perfectionner les panneaux TVP Solar pour les rendre toujours plus légers et performants. On commence par nous expliquer ce qui rend ces produits uniques sur le marché: une maîtrise parfaite de la technologie du vide poussé qui permet de capter la chaleur du soleil, de la retenir derrière la vitre épaisse des panneaux pour chauffer de l’eau jusqu’à 200°C. Sans déperdition aucune.

«En 2030, nous pourrons produire 3 millions de panneaux d’une capacité totale de 2 gigawatts.»

«Genève est devenue la capitale mondiale de la maîtrise de cette technologie du vide grâce au CERN», raconte Piero Abbate. La construction du grand collisionneur de hadrons et de son tunnel circulaire de 27 km n’aurait en effet pas été possible sans une isolation quasi totale et donc une absence de gaz dans son tube central permettant aux ions et aux protons de se déplacer à une vitesse proche de celle de la lumière sans être déviés. Voilà pour le principe de cette technique qui contribue à élucider les mystères de l’univers.

Beaucoup plus prosaïque est l’objectif de TVP Solar, qui profite des progrès réalisés au CERN sur la technologie du vide pour ses applications dans le domaine énergétique. Pour mieux nous aider à comprendre ce qui fait la spécificité de l’entreprise genevoise, on nous fait d’emblée visiter son labo-atelier où les machines, les fours et les outils les plus traditionnels côtoient les équipements les plus sophistiqués, pour la plupart développés in house. «Nous appartenons au monde de l’industrie et du hardware», explique Piero Abbate, amusé par notre étonnement. Et les premiers prototypes exposés dans la salle de conférences témoignent de cette vérité souvent oubliée: les grandes inventions, les percées technologiques commencent souvent par ce qui peut ressembler à du bricolage.

En Suisse, 11% de la consommation globale d’énergie pourrait être couverte par le solaire thermique. Pour l’industrie, la part de cette source d’énergie pourrait être de plus de 50%. 

Par contraste, l’usine où sont produits les panneaux solaires est presque complètement automatisée et peut se targuer d’être à la pointe des techniques de production. Ultramoderne. Située à 40 km de Naples, à Avellino, elle abrite la première ligne de production qui a permis à TVP Solar de faire la preuve de sa capacité à passer à la fabrication de masse. «Nous allons ajouter deux lignes de production l’an prochain, nous explique Piero Abbate. En 2030, nous en aurons une trentaine, ce qui devrait nous permettre de produire 3 millions de panneaux d’une capacité totale de 2 gigawatts.» Fondée il y a bientôt quinze ans, TVP Solar est enfin prête pour un vrai décollage.

Mais pourquoi produire dans le sud de l’Italie et pas à Plan-les-Ouates, à Genève ou en Chine? Précisons d’abord que Piero Abbate est originaire de Naples, où il a passé son enfance, né dans une famille de propriétaires immobiliers et d’un père qui fut aussi membre de l’équipe nationale de basketball. «Naples est la plus belle ville du monde», lance-t-il au passage. C’est dans cette même ville qu’il fait la connaissance de Vittorio Palmieri, celui qui deviendra son associé et qui était alors le meilleur ami de son grand frère. «J’étais de deux ans leur cadet, sourit-il, et ils me prenaient un peu de haut.»

Chacun va ensuite suivre son chemin. Une fois son bac en poche, Piero monte à Milan, où il entre à l’Université Bocconi, l’une des meilleures business schools d’Europe. Vittorio, lui, a suivi la trace de ses parents, tous deux professeurs de physique. Après des études en Italie, il enchaîne par un doctorat à l’Université de Berne et un premier poste de chercheur au CERN. A Londres, Piero Abbate, lui, fait une carrière éclair dans la banque. En 1999, il fonde ensuite, avec trois associés, une société de capital-risque. L’une des plus importantes en Europe avec un premier fonds doté de 100 millions de dollars et un deuxième, centré sur les Etats-Unis, de près de 280 millions de dollars. MyQube, c’est le nom de la société, ouvre des filiales à Palo Alto, à Munich, à Helsinki, à Genève… C’est à cette époque qu’il reprend contact avec Vittorio Palmieri, qui quitte le CERN pour prendre la responsabilité du bureau genevois.

Avec le temps, Piero Abbate commence à investir son propre argent en parallèle avec celui de ses clients. Et réussit quelques belles sorties. Très belles, même. «J’aurais pu prendre ma retraite à 34 ans», confie-t-il. Mais ce n’est pas le genre de la maison. Fort des expériences accumulées pendant dix ans dans les secteurs des semi-conducteurs, des télécommunications, de l’énergie, il est d’emblée convaincu par la vision de Vittorio Palmieri d’appliquer la technologie du vide pour décupler l’efficacité du solaire thermique. L’œuf de Colomb, ou presque. «Récemment, j’étais au Musée Patek Philippe, raconte Vittorio Palmieri quand on l’interroge sur la genèse de la saga TVP Solar. Et j’ai été frappé par leur complémentarité et celle, similaire, qui nous unit, Piero et moi.»

Comme les deux fondateurs de la fameuse marque horlogère, le duo Abbate-Palmieri combine la créativité d’un génial inventeur et les forces d’un entrepreneur passé par les années les plus folles de la finance contemporaine: l’éclatement de la bulle internet, la crise des subprimes…

Début 2008, la naissance de TVP Solar a lieu dans un garage. Celui de la maison familiale de Vittorio Palmieri, dans le sud de l’Italie et non pas dans la Silicon Valley. Dans le garage… et dans la cuisine, puisque les deux compères utilisent l’eau de cuisson des pâtes pour certains de leurs tests. Leur projet est d’une clarté totale. Mais du concept à la réalisation concrète, il va se passer près de dix ans. «Nous savions que le chemin serait long et gourmand en investissements.» Jusqu’ici, l’entreprise a investi 100 millions de francs dans l’aventure et les deux fondateurs eux-mêmes ont mis à plus d’une reprise plusieurs millions de leur poche lorsqu’il fallait tenir pour passer un cap difficile.

Pendant les trois premières années, raconte Piero Abbate, il a fallu développer la technologie et les produits de TVP Solar. Se sont ensuivies trois autres années notamment consacrées à la certification des panneaux – il était crucial de prouver qu’ils étaient et qu’ils restent les plus performants du marché. Au total, un investissement de quelque 40 millions. La construction de l’usine et la conception des lignes de production, grâce notamment au savoir-faire d’un vétéran de la dernière usine de téléviseurs Thomson, au sud de Rome, ont nécessité, elles, quatre années d’efforts et un investissement supplémentaire de 20 millions.

«Nous ne venons pas de l’industrie solaire classique, précise Piero Abbate, mais de celle des téléviseurs à tube donc basés, eux aussi, sur la technologie du vide.» Les 40 millions restants? Ils ont servi à financer la mise sur le marché des produits en Europe, au Moyen-Orient et en Amérique latine, principalement. «Je vous donne tous ces chiffres pour vous montrer l’importance des moyens financiers nécessaires lorsque vous vous lancez dans ce qu’il faut bien appeler l’industrie lourde.»

«Les solutions proposées par TVP Solar constituent un game changer»

Roger Nordman, socialiste vaudois et président de la société Planair

Pour tenir la barre fermement, il fallait toute la force de Piero Abbate et cette conviction que l’invention de TVP Solar contribuera à sauver la planète, rien de moins. «Alors que je doute parfois de mes propres intuitions, confie Vittorio Palmieri – qui se décrit volontiers comme quelqu’un de volcanique –, Piero, lui, garde son calme et nourrit une foi inébranlable en notre projet.» Peut-être, mais lorsqu’il énumère les avantages des solutions TVP Solar, Piero Abbate allie aux informations factuelles un lyrisme dans la voix qui laisse percer l’intensité de ses émotions.

Le premier argument, dit-il, ce sont les prix. En 2019, le gaz naturel tournait entre 30 et 40 euros le MWh. En novembre dernier, il dépassait les 300 euros avant de voir son cours redescendre. Mais le problème de fond reste entier. Son deuxième argument, c’est l’empreinte carbone des panneaux thermiques, imbattables, et qui remplacent avantageusement aussi bien les énergies fossiles (le gaz, le mazout…) que l’électricité d’origine photovoltaïque ou éolienne lorsque celle-ci est utilisée pour produire de la chaleur. Qu’il s’agisse de chauffage à distance ou de processus industriels souvent fort gourmands en eau chaude – PepsiCo, le géant de l’alimentaire qui vise le zéro net pour 2040 déjà, en fait actuellement l’expérience dans ses usines brésiliennes où il produit des snacks, ses chips Lay’s, des boissons chocolatées…

Troisième argument, la guerre en Ukraine a mis en évidence l’enjeu de la sécurité énergétique. «Avec le solaire thermique, conclut Piero Abbate, l’approvisionnement lui-même est assuré, mais aussi la stabilité des prix puisqu’ils sont fixés d’avance et que, à la différence des panneaux photovoltaïques, les nôtres garantissent une performance inchangée sur plus de vingt-cinq ans.» Last but not least, les panneaux TVP Solar, qui permettent de chauffer l’eau entre 80 et 200°C, restent performants toute l’année, y compris par temps couvert et même lorsqu’ils sont couverts de neige ou de poussière.

«Les solutions proposées par TVP Solar constituent un game changer», affirme le conseiller national Roger Nordmann, l’un des meilleurs connaisseurs des questions énergétiques en Suisse. Le socialiste vaudois, également président de la société Planair, qui coordonne l’expérience menée par le fabricant de produits laitiers lucernois Emmi, souligne l’importance d’aider les industries à se décarboner et donc d’encourager les technologies qui y contribuent. Ce qui est le cas de TVP Solar.

Pourquoi alors l’entreprise TVP Solar ne s’est-elle pas développée plus rapidement? «Parce que nous avons pris deux ou trois ans de retard sur notre plan initial», explique Piero Abbate, qui admet avoir sous-estimé un peu les obstacles à surmonter. Aujourd’hui, toutes les conditions sont réunies pour monter en puissance. Voilà pourquoi, dans cette phase précédant l’entrée en bourse, il s’agit de faire monter à bord deux ou trois grands investisseurs institutionnels, notamment américains.

«Et si possible un suisse également, poursuit l’entrepreneur. Nous avons pu compter pour les quatre premiers tours de financement sur ce que j’appellerais des believers. Tous ont pris un pari important. Mais aujourd’hui notre équipe est au complet. Notre technologie est au point, nous avons démontré sa supériorité sur celle de la concurrence. Nous avons également fait la preuve que nous pouvons fabriquer nos produits en masse. Je ne parlerais pas de risque zéro pour les investisseurs, mais presque.»

La crainte de se faire copier ne semble pas effleurer l’équipe de TVP Solar un seul instant. Leurs produits ne sont pas seulement protégés par 184 brevets, les lignes de production et les machines de l’usine d’Avellino sont de plus le fruit d’un savoir-faire et d’un développement quasi impossibles à rattraper. «Dans le photovoltaïque, les Chinois dominent le marché à 90%. La messe est dite. Dans le solaire thermique, en revanche, nous devons conserver le leadership de l’Europe.»

 

Exclut-il alors a priori de céder des licences à des tiers? Une fois la technologie actuelle arrivée à maturation et partant de l’idée que TVP Solar aura toujours une longueur d’avance, alors, un jour, peut-être, Piero Abbate et Vittorio Palmieri choisiront-ils cette stratégie. Y compris en Chine? «Ce pays représente près de 60% de la production industrielle mondiale et on y trouve quelque 2000 entreprises de chauffage à distance de grande taille. J’imagine mal que nous passions à côté de ce pays si nous voulons que notre solution déploie tout son potentiel. Aussi bien en termes de retombées économiques qu’en matière de décarbonation.»

Pour TVP Solar, il s’agit bien sûr de prospecter de nouveaux marchés, mais aussi de répondre à une demande en forte hausse et d’honorer un portefeuille de projets déjà existants. Basé à Genève, Piero Abbate travaille seize heures par jour, il voyage intensivement sur tous les continents quand il n’est pas à Naples, où vivent son épouse et leurs trois enfants – «En Suisse, ma famille ne serait pas entourée comme elle l’est en Italie.»

Vittorio Palmieri, lui, continue de perfectionner son invention, mais aussi d’en chercher de nouvelles applications hors du thermique solaire – nous n’en saurons pas plus, secret-défense! Et quand on leur pose la question de savoir ce qu’ils font de leur temps libre, l’un et l’autre ouvrent de grands yeux étonnés. La technologie du vide à laquelle ils consacrent leur vie commence à peine à déployer tous ses effets bénéfiques. «L’année 2023, conclut Piero Abbate, marquera sans aucun doute un point de bascule.»

Bio express

  • 1973 Naissance à Naples, la ville où grandit aussi son futur associé, le cofondateur de TVP Solar Vittorio Palmieri, docteur en physique, passé par le CERN.
  • 1999 Après des études à l’Université Bocconi, à Milan, Piero Abbate lance à Londres la société de venture-capital MyQube, l’une des plus importantes d’Europe.
  • 2008 Création de TVP Solar sur la base d’une technologie développée au CERN. Naturalisé Suisse en 2018, Piero Abbate insiste sur l’ancrage genevois de l’entreprise, symbole de l’excellence et de la fiabilité helvétiques.